Propos recueillis
en octobre 2005


DERNIÈRE SORTIE :
"Playing the Angel"


SITE OFFICIEL :
www.depechemode.com

LABEL :
www.labels.tm.fr
Par Anthony Augendre  
Photo Anton Corbijn  

Qui aurait prédit qu'une bande de gamins décriée à ses débuts allait devenir 25 ans plus tard la référence absolue de la pop électronique, le genre d'artistes dont les faits et gestes sont suivis comme autant d'indicateurs sur le futur de la musique ? Daniel Miller sans doute. Le patron de Mute, le producteur et l'ami fidèle, lui, a toujours cru dans le talent de Depeche Mode. L'aventure des "Modes" est passionnante, car elle ne ressemble à nulle autre expérience. Elle évoque les tentatives de conjuguer les extrêmes, de traiter des sujets difficiles plaqués sur des thèmes mélodiques populaires. Une aventure qui reflète également le courage et l'abnégation de jeunes gens bravant la vindicte rock'n'roll en montant sur scène avec des synthés. Un crime à l'époque. Depeche Mode est donc de retour et ose sous-titrer son nouvel album avec la ténébreuse sentence suivante "Pain and suffering in various tempos". Il paraît que c'est de l'humour. Rencontre avec Martin Gore et Andrew Fletcher dans un palace parisien.

"Playing The Angel" est le genre d'album qui dévoile sa richesse après plusieurs écoutes...
Andrew :
Je crois que c'est aussi le cas de tous les albums de Depeche Mode. Nos chansons sont assez mélancoliques, plus on les joue, plus on découvre de nouveaux éléments, particulièrement avec ce nouvel album qui est truffé de petits bruits, de distorsions. C'est assez fantastique de pouvoir entendre distinctement ces défauts.

Habituellement, un producteur élimine ce genre d'anomalies...
Andrew :
C'est une idée de Ben Hillier, le producteur de l'album. Contrairement à nos précédents collaborateurs (Tim Simenon, Mark Bell -ndlr), Ben n'était pas vraiment passionné par Depeche Mode. Il pensait qu'"Exciter" avait un son un peu trop marqué par le numérique et qu'il fallait retrouver l'essence de nos débuts. Il s'est pointé en studio avec une trentaine de machines analogiques, des vieux Korg MS20, des VC3 d'EMS. Il a connecté le tout dans des chaînes de racks d'effets de guitares électriques. Tous les sons passaient à travers quelque chose ; un ampli, une chambre d'écho... Nous avons passé un excellent moment en studio. Ce fut vraiment très amusant et enrichissant de travailler avec lui.

Martin a toujours apprécié les musiques électroniques déviantes, est-ce toujours le cas aujourd'hui ?
Andrew :
Oui. Depuis qu'il fait du DJing, il apprécie les musiques électroniques minimalistes avec des tempos un peu enlevés. Il aimait beaucoup l'ambient mais son expérience de DJ a sans aucun doute eu une influence sur les rythmes plus rapides de nos nouvelles chansons. D'ailleurs, il devrait être avec nous et te répondre directement. Je me demande où il est fourré. Je vais le chercher et tu lui demanderas pourquoi "Playing the Angel" est plus "Upbeat" que les précédents albums (on entend Martin qui arrive au loin, il chante du gospel dans les couloirs de l'hôtel).

Martin, tu es à fond dans l'electronica en ce moment n'est-ce pas?
Martin :
Oui, je suis effectivement à fond dans l'electronica mais j'adore tous les genres de musique, la country, le blues, le gospel.

Chaque chanson de ce nouvel album évolue d'une forme pop vers une chute instrumentale linéaire, comme si deux compositions cohabitaient en un seul morceau.
Martin :
Encore une fois, nous devons accorder le crédit à Ben Hillier pour ce genre de résultat parce qu'il nous a poussés à développer le potentiel de chaque chanson. Certaines allaient très loin, au-delà même de certaines limites. Nous avons dû trouver le bon équilibre. Cela fonctionne bien si l'on emprunte des chemins de traverse et que l'on s'arrête juste à la frontière de l'expérimentation. Ben Hillier nous a vraiment encouragés dans la démarche instrumentale de l'album.

Avez-vous été surpris par le résultat final des arrangements et la façon dont l'atmosphère du disque a été développée ?
Martin :
Les chansons prennent toujours une nouvelle vie quand elles passent par le traitement du studio. Dave a conçu ses chansons avec Christian Eigner, le batteur de nos deux dernières tournées, et Andrew Phillpott le programmeur. J'ai fait mes démos seul à la maison. Quand nous sommes rentrés en studio cela s'est transformé en collaboration où tout le monde s'est impliqué. Dans le studio, il y avait six personnes, moi, Andy, Dave... Ben le producteur est venu avec deux programmeurs Dave Mc Kracken et Richard Morris. Nous disposions de trois "set up Protools" différents. Tout le monde pouvait évoluer d'un ensemble à l'autre. Parfois nous travaillions sur les mêmes chansons, parfois sur des parties différentes. Ensuite nous nous retrouvions dans la même grande pièce pour confronter et mélanger nos idées.

Votre description ressemble aux sessions d'enregistrement de Brian Eno, surtout quand on entend des noms de machines comme le VCS3.
Martin :
Je ne sais pas trop comment travaillait Brian Eno. On dit beaucoup de choses sur sa façon de passer en coup de vent dans un studio pour y donner quelques indications et s'en aller aussitôt. Ben Hillier avait une vision très claire de la façon dont l'album devait sonner, il s'est complètement impliqué dans le projet.

Tu joues beaucoup de guitare sur cet album et malgré tout "Playing the Angel" est un disque d'électronique.
Martin :
Tout ce que je joue est traité avec des tonnes d'effets. C'est presque impossible de savoir s'il s'agit d'une guitare ou d'un synthé. J'ai commencé à jouer de la guitare quand j'avais treize ans. Quand nous partions en tournées, j'aurais aimé en jouer sur tous les morceaux. Je ne pouvais malheureusement pas le faire à cause de la nature de notre groupe. Même si j'adore l'électronique, la guitare est bien plus scénique et excitante, tu peux sauter partout, plutôt que d'être collé derrière des claviers.

Introspectre est une pièce ambient, n'es-tu pas frustré par le format pop qui ne laisse pas libre cours à ce genre d'expérience musicale ?
Martin :
J'aime créer des petits interludes pour les albums. Cela permet de marquer des pauses. J'ai toujours pensé que c'était une bonne chose pour un album quand Dave chante neuf chansons et que j'en chante deux autres. C'est la même chose avec les interludes. C'est une coupure qui entraîne l'auditeur vers une seconde journée.

La chanson Damaged People fait penser à l'atmosphère du "Hunky Dory" de David Bowie. C'est un disque qui vous tient particulièrement à coeur ?
Martin :
Je suis un grand fan d'"Hunky Dory". C'est vrai que j'ai dit que, lorsque je n'arrive pas à mettre la main sur ce disque, je cours en acheter une autre copie. Je vois plus un lien entre Damaged People et des éléments de "Black Celebration". Je pense que cette chanson aurait pu trouver sa place sur "Black Celebration".

As-tu retenu quelque chose de ton second album solo "Counterfeit2" ?
Martin :
Oui vraiment. J'ai écrit ma dernière chanson pour "Exciter" vers la fin 2000 puis je n'ai pas fait une seule chanson jusqu'en 2004 parce que j'étais concentré sur mon travail de reprises. Je suis donc retourné à l'écriture avec bien plus d'enthousiasme.

"Playing The Angel" ne contient aucun thème politique ou social. À ma connaissance, Depeche Mode n'aborde plus ce genre de sujet depuis longtemps. Considères-tu que ce n'est plus ton rôle d'artiste ?
Martin :
Ce n'est ni mon rôle ni ma faute. D'une certaine façon, je me connecte avec les gens en écrivant des chansons qui sont très émotionnelles pour moi. J'essaie de saisir cette émotion et cette passion.

Ce que tu ressens est-il traduit fidèlement par ce que tu écris ?
Martin :
Oui je crois. C'est grâce à la façon dont je compose et j'écris. Dans le passé je commençais par quelques accords de guitare ou de piano et je chantais par dessus. Sur cet album particulièrement, je me suis assis devant un ordinateur et j'ai créé des atmosphères sur des synthétiseurs et des samplers et j'ai chanté naturellement sur ces canevas. J'ai laissé les mots venir sans retenue. Je ne me pose pas pour écrire des poèmes qui seront adaptés plus tard, car ce travail exige de trouver des mots qui collent à la musique. Moi, je chante directement. Je pense que c'est de loin une façon plus honnête d'écrire de la musique.

Le titre "Playing the Angel" fait-il une référence au film de Wim Wenders "Les Ailes du Désir" ? Avec ses anges qui exercent une présence invisible en soutenant les êtres humains en difficulté ?
Martin :
Pas vraiment. Nous avons trouvé ce titre à partir des paroles de la dernière chanson de l'album "The Darkest Star". c'est Anton qui a suggéré de travailler graphiquement sur le thème de l'ange.
Andrew : Mais c'est une belle description, nous pourrons la réutiliser.
Martin : Et puis Nick Cave joue dans "Les Ailes du Désir", comme nous sommes des grands fans de lui, nous avons décidé de voler cette idée d'ange (rires).

Anton Corbijn a réalisé le design de la pochette. Est-il toujours la meilleure personne capable d'exprimer graphiquement vos idées et vos sentiments ?
Andrew :
Avant de rencontrer Anton, nous n'étions pas satisfaits de ce que nous faisions visuellement ; nos vidéos, nos pochettes de disques, nos photos et notre look. Il a fait en sorte de nous embellir et de nous donner un côté arty (rires). C'est l'une de nos plus belles collaborations.

Était-ce si important de changer votre style vestimentaire ?
Andrew :
Oui, je pense parce que nous ne ressemblions pas à un groupe. Parfois ça allait, parfois non... mais le pire c'était nos vidéos. Nous n'avions pas le contrôle. Avant Anton nous n'avions pas rencontré la personne qui pouvait réaliser de belles vidéos. En plus Anton réalise le "stage design". Je crois qu'il comprend parfaitement Depeche Mode.

L'esthétique est assez enfantine...
Andrew :
Oui, c'est une poupée faite de plumes.

Au moment de la sortie d'"Ultra" vous n'aviez pas une haute estime de l'Internet. Avez-vous changé d'opinion sur ce sujet ?
Martin :
Nous avons un bon site officiel. Il reçoit beaucoup d'éloges. Le gars qui s'en occupe, The Brat, fait un très bon boulot. Mais l'Internet a aussi ses mauvais côtés. La vidéo de Precious s'est retrouvée en ligne, quatre semaines avant sa réalisation officielle. On a pincé le responsable, un Polonais qui travaillait sur le tournage du clip. Il a volé une version qui n'était pas terminée, mais la chanson complète, elle, fut disponible en téléchargement pendant 24 heures. Les maisons de disques sont maintenant très remontées sur ce genre d'actions. La police d'EMI a donc arrêté le gars ; je n'arrive toujours pas à croire qu'il existe une police chez EMI (rires). D'ailleurs combien peut-il y avoir de personnes dans les rangs de la police d'EMI (rires) ?