Propos recueillis
en mai 2012


DERNIÈRE SORTIE :
Carter Tutti Void "Transverse" (2012)
SITE OFFICIEL :
chrisandcosey.com

LABEL :
Mute
Par Bertrand Hamonou  
Photos D.R.  

Peu de musiciens peuvent prétendre à un CV et une longévité tels que ceux de Chris Carter & Cosey Fanni Tutti. Trente-cinq ans après leurs débuts, cette moitié de Throbbing Gristle est restée soudée et active sur bien des fronts musicaux pendant trois décennies. Duo mixte discret, et pourtant responsable d'une pléthore de disques de 1981 à nos jours, ils donnent deux concerts en France ce mois-ci, dont une participation au festival Villette Sonique de Paris le 27 mai. L'occasion pour Prémonition de faire le point sur le passé et d'envisager le futur les oreilles grandes ouvertes.

Les récentes rééditions de Throbbing Gristle prouvent que les productions de votre formation d'origine sont des classiques plus de 30 ans après leur enregistrement. Pensez-vous qu'il dont devenu une sorte d'institution, que la musique de Throbbing Gristle est devenue "mainstream", un peu comme ce que sont devenus les disques de Pink Floyd dans un registre complètement différent ?
Cosey :
Pour moi, le mot 'institution' suggère quelque chose qui a été accepté de manière conventionnelle, donc je n'irais tout de même pas si loin. Mais peut-être que le concept de TG et de la musique industrielle a été assimilé et reconnu comme un nouveau genre et j'aimerais croire que TG en sont les fondateurs. Les rééditions jouent certainement un rôle dans cette notion de classiques. En ce qui concerne le terme 'mainstream', je ne pense pas que TG tombent dans cette catégorie; c'est juste que comme toujours, d'autres personnes prennent les idées et les commercialisent de manière plus acceptable, plus propre. D'une certaine manière, le son original de TG ainsi que les idées et l'approche du groupe restent intactes. Je pense que les gens sont suffisamment malins pour reconnaître que la musique industrielle d'aujourd'hui est à mille lieues de ce que nous préconisions à nos débuts et de ce que nous avons continué à présenter lors de notre reformation.
Chris : Je suis d'accord avec Cosey. Cependant, et non pas par choix, je pense sincèrement qu'avec le temps les premiers albums de TG ont gagné un statut "d'icône" si l'on veut. Ils ont été et sont encore constamment donnés comme références par des musiciens, pas forcément du milieu de l'industriel d'ailleurs, ou cités par des journalistes et des fans de l'industriel comme étant innovants et sans précédent. Honnêtement, je ne me soucie pas de ce qu'en pensent les gens, car pour moi ils sont là, ils existent tels qu'ils sont. À mon sens, ce sont plus des documents historiques, des témoignages d'une autre époque. Mais si certains veulent les mettre sur un piédestal, ça me va aussi.

Après la défection de Genesis lors de la tournée de réunion en 2009 et au décès de Peter Christopherson, une réunion de Throbbing Gristle est impossible. Quel bilan faites-vous de cette aventure extraordinaire ?
Cosey :
Il y a un temps pour tout et nous avons eu de la chance de revisiter nos anciens travaux et d'en créer de nouveaux ensemble. Aujourd'hui, nous sommes arrivés au terme de cette aventure pour des raisons inattendues et imprévisibles. Mais je suis personnellement très heureuse de ce que nous avons accompli ensemble. Je me sens un peu frustrée de ne plus pouvoir travailler avec Sleazy (surnom de Peter Christopherson -ndlr) sous le nom de X-TG. Nous avions une pléthore d'idées sur lesquelles travailler au moment de son décès. Sa console dans notre studio était installée en attendant son arrivée pour expérimenter un peu plus, et son décès soudain a symbolisé la fin de toutes ces possibilités excitantes. Mais la vie est imprévisible et il faut vivre sa vie à fond comme l'a fait Sleazy.
Chris : Comme le dit Cosey, la vie est complètement imprévisible. En dehors du temps lui-même, rien n'est prédéterminé ni constant, tout change et tout a une fin, ce qui résume plutôt bien l'activité de Throbbing Gristle. Comme j'ai pu le dire maintes fois avant, faire partie de TG était le meilleur et le pire conjugués, même si le pire fut la mort de Sleazy. Nous avons eu tant d'idées inabouties que nous trois seulement aurions pu réaliser, que moi aussi je me sens démuni. Mais comme dans chaque relation trouble, quand TG étaient bons, c'était génial, et la somme de tous ces efforts était largement plus grande que l'ensemble. Et c'est de cela que je me souviendrai au final.

Est-ce que pendant toutes les années post-Throbbing Gristle, après 1981, vous avez gardé un œil sur ce que faisaient les autres membres du groupe ? Est-ce que vous avez suivi la carrière de Peter au sein de Coil par exemple ?
Cosey :
Nous étions très occupés avec nos propres travaux, mais nous étions en contact avec Sleazy et Geff (Jhonn Balance), et nous avons collaboré avec eux plusieurs fois. Donc pour répondre à ta question, oui, nous connaissions très bien le travail de Coil.
Chris : La période post-TG des années 80 et 90 fut tellement riche pour Cosey et moi que je n'ai pas vraiment suivi ce que faisaient les autres. Mais nous étions toujours en contact avec Sleazy et Geff que nous voyions régulièrement. Assez bizarrement j'ai raté ce qu'ils avaient fait avec Coil jusqu'à ce que nous reformions TG, et à partir de là nous avons assisté à certains de leurs concerts et partagé la même affiche qu'eux certains soirs.

Vous êtes considérés comme des pionniers de la musique électronique et surtout industrielle, et après plus de 30 ans de carrière, vous continuez à vous produire et à enregistrer des disques. Qu'est-ce qui vous pousse aujourd'hui encore à enregistrer ?
Cosey :
J'adore la musique, c'est aussi simple que ça, et je suis toujours excitée par les possibilités que les nouvelles technologies peuvent m'offrir pour triturer les sons. Ça fait partie de moi, je ne pourrais pas vivre sans faire de la musique. Jouer live est important, car c'est une expérience physique partagée. C'est également une chance unique de rencontrer d'autres gens créatifs, de discuter de nos idées et de jouer pour un public, de ressentir leur réaction, de l'intégrer dans notre son. C'est euphorisant et très différent du travail en studio.
Chris : Pour ma part, j'adore expérimenter et faire de la musique. C'est aussi le challenge de créer quelque chose à partir de rien, le challenge d'apprendre de nouvelles techniques ou d'essayer de nouvelles technologies pour donner vie à des idées que j'ai dans la tête et qui me poussent à continuer. Bien que je ressens un conflit lorsqu'il s'agit de jouer live, je suis plus heureux de travailler en studio lorsqu'il s'agit d'interactions intimes avec d'autres musiciens, ou de me concentrer sur un nouveau projet solo. Je n'ai jamais été autant passionné par les performances live, même si j'ai de très bons souvenirs de concerts que nous avons donnés avec Chris & Cosey et TG. C'est cette expérience partagée qui te fait dire par la suite qu'il fallait être là, lorsqu'un concert était réussi. Les plus récents de ces souvenirs remontent à un concert de Chris & Cosey l'an dernier au ICA de Londres ainsi que le concert de Carter Tutti Void show au Roundhouse.

Pourquoi existe-t-il des side-projects tels que Carter Tutti, ou CTI en plus de vos projets solos ? Comment voyez-vous les différences d'écritures, d'enregistrements, de sonorités entre ces projets ?
Cosey :
Je vois Carter Tutti comme notre projet principal. Mais notre approche et les sons que nous avons en tête sont différents lorsque nous travaillons sur un disque de Carter Tutti, CTI ou TG. Il y a une démarcation. Nous pouvons travailler sur des titres de TG, puis nous pencher sur un autre et nous dire "Ceci est trop Carter Tutti, pas assez TG". C'est la même chose lorsque nous travaillions avec Sleazy sur des titres de TG, lorsque soudain il nous disait "Est-ce que c'est trop Coil ?". Tu le ressens, tu sais que ça sonne plus comme l'un ou l'autre des aspects de ton travail. Et puis il y a le fait que je chante pour Carter Tutti, ce qui oblige à placer les sons d'une manière radicalement différente de CTI, TG ou même des travaux 'Harmonic Coaction' de Carter Tutti.
Chris : Les projets parallèles et les collaborations sont une part essentielle de ce que nous faisons, nous avons toujours travaillé de cette manière. Lorsque nous avons débuté dans les années 70, j'avais déjà des projets parallèles et des collaborations en marge de TG. J'imagine qu'en gros nous avons trop d'idées et de concepts pour ne faire qu'un seul type de musique. D'avoir notre propre studio nous aide beaucoup, mais nous reproduisons rarement deux fois la même façon de travailler. Cela dit, tout cela peut également fractionner ta créativité lorsque tu travailles sur tant de projets à la fois.

Vous avez récemment collaboré avec Nik Void de Factory Floor l'espace d'un album, “Transverse”. En écoutant Factory Floor, on retrouve effectivement des similitudes avec vos travaux des débuts. Comment s'est passée cette collaboration, et en quoi vous semblait-elle pertinente ?
Cosey :
C'est une idée de notre label, Mute, lorsqu'ils nous ont demandé de jouer au festival Mute Short Circuit au Roundhouse de Londres en mai 2011. Tous les groupes qui y participaient avaient un jour ou l'autre été signés sur Mute. Le label avait émis l'idée de permettre à certains groupes de pouvoir jouer live ensemble, ce que certains comme nous-mêmes ont fait. Nik était sur Mute lorsqu'elle faisait partie de Kaito, et nous l'avions déjà vue jouer avec Factory Floor. Nous avons alors pensé que jouer avec elle serait quelque chose de totalement différent, pour elle comme pour nous, le fait qu'elle jouait de la guitare avec une approche similaire à la nôtre, et qu'elle soit ouverte à la manipulation des sons live comme nous aimons le faire nous a décidés. Quant à Chris, l'idée de jouer avec deux femmes lui a beaucoup plu. Nous voulions que le projet soit aussi libre et aussi spontané que possible ; ça a très bien fonctionné, nous n'en sommes pas revenus.

Quel regard portez-vous sur l'industrie du disque aujourd'hui, et sur la façon dont les masses se sont mises à consommer du MP3 plutôt que des LPs et de CDs ? Que préférez-vous lorsque vous écoutez des disques ?
Cosey :
Je vois des avantages pour chaque format, mais je suis totalement contre les sites de torrents ainsi que les sites qui proposent illégalement du téléchargement gratuit, sauf lorsqu'il s'agit des musiciens qui distribuent leur propre musique de cette manière. Cela dévalue la musique ainsi que le processus créatif, sans parler de la menace que cela représente pour la musique innovante. Je connais des gens qui le voient d'une manière radicalement opposée, mais j'ai passé trente-cinq années dans ce business et quand je vois aujourd'hui les ravages que cela a provoqués, je ne vais sûrement pas changer d'avis. Ce n'est pas après l'argent que j'en ai, mais plutôt après l'absence de respect des qualités et des idées créatives des musiciens. L'appropriation dans certains contextes peut se révéler productive et une bonne chose en soi, mais il y a une grande différence entre ça et le vol pur et simple. Et en ce qui concerne le débat sur les MP3s vs les LPs et les CDs, j'aime ce qui propose la meilleure qualité, car c'est le reflet de la manière dont nous enregistrons notre musique. Je déteste l'idée que quelqu'un puisse ne pas recevoir le meilleur de ce que j'ai pu enregistrer et dans les meilleures conditions possible. Et les MP3s n'offrent pas cela. Je sais que c'est un format commode, mais on devrait toujours avoir le choix.
Chris : Je sais que je vais passer pour un hérétique, mais ce n'est pas un secret que je ne suis pas un fan du vinyle. Les gens me demandent ce que je veux dire quand j'affirme que si j'en adore le format, j'en déteste le medium. Eh bien je veux dire que j'aime la pochette 12'', surtout les pochettes dépliantes et les livrets 12'' et tout ce que l'on peut faire avec cette taille de pochette, mais je déteste le son des vinyles. Ça sonne coloré à mes oreilles, comparé à un enregistrement original, les basses et les aigus souffrent intensément sur un disque vinyle s'il est mal masterisé. Et même si le master est décent, tu es à la merci des presses qui t'en rendent un son à moitié décent si tu as de la chance. Et puis ensuite il y a les craquements inévitables que je déteste. Ça ne sonne pas mieux pour moi qu'un MP3, mais je n'aime pas non plus les MP3s. Pour ce qui est des formats compressés, le format AAC d'Apple et leur pendant Lossless se rapproche mieux de ce que mes oreilles apprécient. Ce que je préfère reste le CD ou alors les fichiers WAV/AIF.

Un grand nombre de musiciens dits électroniques se produisent aujourd'hui en concert avec un laptop comme seul et unique "instrument". Est-ce quelque chose que vous faites ou que vous allez faire lors de vos dates françaises ? Que pensez-vous de ce nouveau mode de concert ?
Cosey :
Nous utilisons beaucoup de laptops pour différentes raisons. Nous utilisons énormément de softwares live ainsi que du hardware. Mes effets de guitares passent par le laptop puis par des softwares de manipulation sonore à travers des controlers. Nous y trouvons un aspect pratique lorsque nous jouons avec Carter Tutti, CTI ou même TG. Tu sais, ça peut devenir extrêmement cher de voyager dans le monde entier avec du hardware fragile, et les laptops nous permettent d'avoir les sons dont nous avons besoin dans des volumes plus restreints et plus faciles à transporter. J'ai des réserves quant aux musiciens qui n'utilisent que des laptops sur scène, qui appuient sur la touche "play" et qui font semblant de faire autre chose... À quoi ça sert, vraiment ? Pour moi, jouer live c'est jouer avec l'imprévisible et l'improvisation. Mais ça reste quand même dingue ce que l'on peut faire avec un si petit laptop sur scène. Sa petite taille peut facilement faire oublier ce qu'il se passe dans cette boîte magique. Nous n‘avons jamais joué uniquement avec un laptop, nous avons toujours eu recours au hardware même lorsque nous avons joué des choses très basiques, comme ce fut le cas avec nos 'Harmonic Coaction'.
Chris : En fait nous utilisons des laptops sous une forme ou une autre depuis la deuxième moitié des années 90’s, donc pour moi, les utiliser ne me pose plus de problème. Mais je pense que ce peut être extrêmement ennuyeux de regarder quelqu'un sur scène assis derrière son laptop. En général, je ferme les yeux et j'écoute la musique s'il m'arrive d'assister à un tel concert. Encore que ça peut être intéressant s'il y a un bon écran vidéo, ce que nous avons toujours fait, ou alors s'il y a un chanteur, une chanteuse ou un musicien qui captive le public. D'ailleurs, un peu plus tard cette année je projette de faire une performance solo sans aucun ordinateur ni laptop sur scène, mais en n'utilisant que des synthétiseurs, des samplers et des instruments bizarres.

À propos de vos concerts, que choisissez-vous de jouer en live cette année ? Vos titres préférés de votre répertoire, des morceaux de Throbbing Gristle, ou bien plutôt des morceaux récents ?
Cosey :
Nous sommes programmés en tant que Chris & Cosey, donc ce sera un set constitué de versions updatées de titres anciens connus de C&C. C'est plutôt Carter Tutti play Chris and Cosey, et il n'y aura pas du tout de titres de TG.

Lesquels de vos propres disques conseilleriez-vous aujourd'hui à quelqu'un qui ne vous connaît pas et qui aimerait vous découvrir à travers des albums que vous considérez comme essentiels dans votre discographie ?
Cosey ;
C'est presque impossible de répondre à ça, mais si je devais en sélectionner deux, ce serait l'un de nos premiers C&C comme "Trance" ainsi que le dernier album de Carter Tutti, "Feral Vapours of the Silver Ether". De cette manière, les gens verraient notre progression, où nous avons commencé et où nous sommes arrivés aujourd'hui.
Chris : Je suggérerais l'album de 1987 de Chris & Cosey "Exotika", et comme Cosey, je sélectionnerais également le disque de 2007 de Carter Tutti, "Feral Vapours of the Silver Ether". Ce sont deux disques très différents, mais ils montrent bien ce dont nous sommes capables musicalement, que ce soit à l'époque ou aujourd'hui.

Y a-t-il des groupes de musique électronique que vous suivez particulièrement aujourd'hui, ou des labels dont vous appréciez particulièrement les productions ?
Cosey :
Non, je ne suis pas de groupe particulièrement. En revanche, il y a ce label allemand, Raster Noton, qui me surprend à chaque fois avec ses productions innovantes.
Chris : Pas vraiment non, je me sens un peu noyé dans le choix terriblement vaste de disques qui sortent aujourd'hui, ça ne s'arrête jamais. J'ai plutôt tendance à écouter ce que font nos amis musiciens, ou la musique que nos amis ou les gens des labels sur lesquels nous sommes nous envoient. J'ai mieux à faire que de passer des heures à écouter de la musique que je ne sollicite pas. J'écoute toujours de la musique classique ou des bandes originales de films cela dit, comme je l'ai toujours fait.