Propos recueillis en mai 2014


DERNIÈRE SORTIE :
Found And Lost (2012)


SITE OFFICIEL :
tonik.org

LABEL :
hymen-records.bandcamp.com
Par Bertrand Hamonou  
Photos Mark Edwards  

Alors qu’elle termine actuellement l’enre-gistrement de son quatrième album pour le prestigieux label Allemand Hymen Records que l’on ne présente plus, l’Américaine Rachel Maloney aka Tonikom a bien voulu répondre aux questions que Prémonition se pose sur la genèse de sa musique si immédiate, si puissante et si subtile à la fois. Il en résulte une interview où il est question de trac, d’amitiés, d’intimidation, de panne d’inspiration et de mini piano, et où l’on croise à la fois Haujobb et The Winstons.

Rachel, qu’est-ce qu’il s’est passé en 2005 pour que tu changes ton nom de Tonic en Tonikom ?

Je voulais continuer avec le nom de Tonic car je ressentais la musique comme un élixir au chaos de ma vie de l’époque, que je partageais entre la fac et l’écriture de ma musique. Et puis en 2005, un type m’a contactée par email en affirmant qu’il utilisait également ce nom, et depuis plus longtemps que moi. Il faisait également de la musique électronique, et je ne me sentais pas le courage de me battre pour un nom alors que je n’avais signé aucun deal avec aucun label, je n’avais aucun concert prévu, je n’avais que la seule ambition de faire de la musique. Aujourd’hui encore, je préfère créer et envoyer ma musique à la face du monde que de la jouer en live. Quoi qu’il en soit, bien que n’étant pas complètement accro au nom Tonic, je ne voulais pas le laisser complètement tomber et j’ai choisi de lui ajouter une syllabe dont le son me plaisait. Et de manière totalement inattendue, celle que j’ai choisie a donné un mot qui signifie "salve" ou "tonic" en Ukrainien, d’où vient une partie de ma famille d’ailleurs. C’est un accident fortuit, mais qui fonctionne bien je trouve !

Il y a quelque chose de particulier dans le son de Tonikom, il est si dense et à la fois ultra propre. C’est un peu comme chez Ad-ver-sary ou Izsoloscope, il y a tellement de couches sonores que ce serait facile d’avoir un résultat un peu bordélique, saturé, alors qu’on contraire tout est sous contrôle et subtil.
En fait, je construis mes morceaux en gardant en tête ce schéma que tu viens de décrire. J’aime beaucoup l’empilement de couches sonores, tant et si bien que tu pourrais découvrir un nouveau son à chaque fois que tu écoutes un titre pour la énième fois. C’est comme regarder un paysage dense et y découvrir quelque chose de nouveau à chaque fois.

Je trouve le son de Tonikom très puissant, un peu comme ceux de Keef Baker ou d’Ad-ver-sary que j’évoquais déjà tout à l’heure. Te sens-tu plus proche de ces musiciens que d’autres musiciens orientés IDM, dont l’approche est plus microscopique, comme, par exemple, Access To Arasaka ?
Oui, c’est certain, je me sens bien plus proche des projets de Keef Baker et de Jairus (Jairus Khan, d’Ad-ver-sary -ndlr) parce que nous venons tous de la même scène musicale, et bien que j’ai rencontré Keef bien plus tard que Jairus, je ressens que nous avons progressé dans la même sphère de bien des façons. Je me souviens d’avoir encouragé Jairus à envoyer ses démos à autant de labels que possible parce que je crois fermement que son talent devrait être dévoilé au monde entier, et que ça valait la peine d’en passer par là. Quant à Keef, il est assez incroyable dès lors qu’il s’agit de tester les limites et d’expérimenter avec les formats. La première fois que je l’ai rencontré, c’était backstage au Maschinenfest il y a des années lorsqu'il m'a laissée jeter un œil à l’équipement qu’il utilisait en live, d’une extrême densité et d’une extrême complexité. Ces anciennes expériences font que je les considère comme mes pairs, ce sont eux qui me poussent à rester active. Je pense qu’il existe aussi un certain frisson lorsque tu pousses des amis à créer un disque époustouflant. Les gens que je ne connais pas personnellement dans ce milieu sont des mystères complets pour moi, et quand ils font une musique merveilleuse, je n’entends que cette musique merveilleuse, mais je ne ressens pas la partie émotionnelle qui résulte de l’implication que tu as lorsque tu assistes des amis musiciens pendant la création de leur disque. Musicalement, j’essaie de ne pas me comparer ni de me classer dans tel genre avec tel artiste parce que je trouve cela nocif pour moi-même. Je suis déjà assez en compétition dans ma vie quotidienne pour rester le plus à l’écart possible de ce genre de considération dans ma vie musicale.

« Après avoir envoyé quelques previews de titres du prochain album à Stefan Alt, il a noté que j’étais moins stressée que je ne l’étais auparavant. »

Parle-nous un peu du nouvel album, le quatrième, que tu prépares en ce moment. À quoi pouvons-nous nous attendre cette fois ? Encore plus de beats et de profondeur sonore ?
Oui, je suis dessus en ce moment. Les deux années passées ont été très éprouvantes pour moi sur le plan de mon travail quotidien qui était amusant pendant un temps, et qui a fini part me rendre amère. Je me suis sentie piégée et stressée, et tout cela a largement contribué à énormément éroder ma créativité. Mon job était tout autant créatif que l’est mon investissement avec Tonikom, et rien que l’idée de rassembler les idées qui valaient le coup pour les traduire en musique était franchement écrasante pendant ces deux années. Ma musique en a souffert, il m’a fallu aller chercher profond en moi tout ce qui fait "Found And Lost", mon dernier album. C’est d’ailleurs de là que vient le titre de ce disque : j’avais trouvé un style génial de musique, et puis je l’avais perdu. "Found And Lost" était un véritable combat, et je pense que Stefan (Stefan Alt, patron d’Hymen/Ant-zen Records -ndlr) a su l’entendre. Après lui avoir envoyé quelques previews de titres du prochain album, il a noté que j’étais moins stressée que je ne l’étais auparavant. Je suis un peu plus confiante dans ma musique aujourd’hui que je ne l’étais à l’époque du précédent disque. Je suis d’ailleurs plus confiante dans la vie maintenant, depuis plus d’un an que j’ai quitté le job dont je te parlais tout à l’heure. Être créatif est un truc plutôt étrange, tu ne commandes pas vraiment le bon moment pour l’inspiration, et de travailler des heures sur du sound design est à la fois un luxe et une libération en contrepartie de tout le temps où je me sens en boule mentalement, voire malheureuse. Pour en revenir à ce nouvel album, j’espère avoir dix morceaux au minimum à faire écouter à Stefan une fois que je serai satisfaite de tout, mais ils doivent passer le test de "la longue distance en voiture" ! En terme de style, c’est simplement ce que je considère comme étant le plus juste à faire. Je suis très mauvaise lorsqu’on me demande de décrire ma musique parce que j’emprunte à tellement de genres et de sons pour au final les tisser d’une manière qui me plait. Tout ce que je peux te dire c’est qu’il y aura plus de mini piano Critter & Guitari (sorte de mini synthé de poche qui rappelle les sons des jeux vidéos des 80s, comme ici -ndlr) sur ces nouveaux titres, j’adore ce truc !

En effet, maintenant que tu m’en parles, j’avais trouvé "Found And Lost" un peu plus lent que ses deux prédécesseurs.
Exactement, et c’est un très bon exemple de la panne d’inspiration dont je souffrais à l’époque, un peu comme le dernier kilomètre d’un marathon où les dernières minutes d’une séance d’entraînement, etc. Les titres à venir ont plus de mouvement en eux. "Found And Lost" était l’expression de ma colère et reste associé à une période sombre mentalement pour moi.

« Ça me va de jouer des nouveaux trucs, d’expérimenter un peu en live, mais il y a des choses que je veux entendre sonner exactement comme je l'ai décidé lorsque je les ai enregistrées, et je suis mortifiée quand je n’y arrive pas. »

Tu joues souvent live. C’est un aspect de ta musique que tu aimes ? À quoi ressemble un concert de Tonikom ? Quand j’ai posé la question à Ben Lukas Boysen (Hecq), il m’a répondu qu’il aimait rester derrière l’écran de son ordinateur, caché par les fumigènes pendant tout le set.
Si tu savais à quel point je redoute jouer live ! J’ai un trac terrible. J’ai peur de tout foutre en l’air, de rater un enchaînement, de choisir le mauvais sample, de sélectionner la mauvaise ligne sur l’APC 40 (contrôleur midi et USB d’Ableton Live développé conjointement par Ableton et Akaï -ndlr) et de démarrer un bruit merdique en plein milieu d’un morceau sur lequel j’ai tellement bossé pour avoir un son exactement comme je le souhaitais. Ça me va de jouer des nouveaux trucs, d’expérimenter un peu en live, mais il y a des choses que je veux entendre sonner exactement comme je l'ai décidé lorsque je les ai enregistrées, et je suis mortifiée quand je n’y arrive pas. Les gens me disent qu’ils n’ont pas remarqué quand ça arrive, mais moi ça me rend malade. Du coup je chante les mélodies des samples pour détourner mon attention de la peur paralysante. Comme ma musique n’a pas de paroles, elle devient ce que chacun désire qu’elle soit, peu importe le contexte ou l’environnement dans lequel les gens l’écoutent. Monter sur scène me donne l’impression de leur enlever ce qu’ils s’imaginent en écoutant ma musique, c’est un peu comme une trahison de ma part. En live je choisis exprès mes titres les plus rythmés, car on doit danser à un concert !

Et visuellement, ça donne quoi ?
Eh bien figure toi que ça m’a soulagée d'un énorme poids que j'avais sur les épaules lorsque Anna de Anna and the Androids m’a contactée à propos de vidéos chorégraphiées qu’elles avaient faites sur ma musique. Elle et sa troupe sont vraiment talentueuses. J’aime beaucoup l’interprétation qu’elles font de ma musique, c’est vraiment génial de les diffuser pendant les concerts. Ça me flatte beaucoup. J’espère pouvoir faire des concerts durant lesquels elles pourraient danser sur scène, je serais bien plus relax de savoir les projecteurs braqués sur elles plutôt que sur moi. Mais c’est vrai que c’est difficile de proposer un show intéressant en tant qu’artiste de musique électronique à moins d’avoir des moyens énormes, autant financiers que de temps. Ce qu’a fait Squarepusher était incroyable, mais tu as besoin des ressources adéquates pour faire ça. Sinon, c’est la guerre des lumières dans tout concert de musique électronique !

« Haujobb fut également une grosse influence pour la même raison, et principalement l’album "Solutions For A Small Planet" que je continue d’écouter encore et toujours aujourd’hui »

Quels disques ont eu un impact déterminant pour toi, quels groupes t’ont mise sur la voie du son que tu t’es trouvé ? J’imagine que l’EBM de Front 242 a dû être décisive, de même que les structures complexes de Front Line Asembly ?
Front Line Assembly a effectivement eu une influence énorme quant à la densité de mes morceaux, c’est certain, il y a tellement de couches sonores chez eux. Haujobb fut également une grosse influence pour la même raison, et principalement l’album "Solutions For A Small Planet" que je continue d’écouter encore et toujours aujourd’hui. Il y a aussi Meat Beat Manifesto et la capacité qu'ils ont de s’inspirer de n’importe quoi et de le réarranger de manière à ce que ça sonne comme du nouveau, tout autant que leur pendant jazzy qu’est le premier album de Soul Coughing que je trouve fascinant. L’amen break en lui-même est toujours un de mes favoris (boucle rythmique de 5,2 secondes la plus utilisée dans la jungle ou la drum’n’bass, qui provient du titre Amen, Brother enregistré à la fin des années 60 par The Winstons -ndlr), ainsi que la musique des clubs des 80s et 90s, ce qui inclut la house et le freestyle de l’époque. Tous se télescopent dans mon cerveau lorsque je m’immerge dans Tonikom. J’aime toutes les sortes de musiques, je ne fais aucune discrimination ! On m’a offert une mauvaise compilation pop-house lors d’un de mes anniversaires au milieu des 90s et ça m’a enchanté. J’ai des goûts musicaux si vastes que j’aurais beaucoup de mal à faire une liste de ce que je préfère par-dessus tout, il y en aurait tellement. Tu sais, quand j’ai commencé à vouloir faire de la musique, je voulais à tout prix faire de la power noise, j’adorais ça, j’étais fan de Converter et d’Imminent Starvation, mais j’étais tellement mauvaise pour créer mes morceaux de rhythmic noise que j’ai vite arrêté ça !

Je me suis toujours demandé comment l'on peut donner des titres à des instrumentaux qui n’ont ni couplet, ni refrain, ni aucun mot auxquels le titre se raccroche. En même temps, un titre comme Running As Fast As I Can sur "Epoch" illustre à merveille le morceau. Comment fais-tu ?
Je vois des scènes ou des paysages dans ma tête lorsque je compose. Il y a toujours de l’émotion dans ces scènes, ce qui aide à réaliser ce que je suis en train de faire. La musique et les images sont en symbiose, dans le sens où ce n’est pas toujours l’une qui primerait sur l’autre en premier lieu, et c’est de là que viennent les titres de mes morceaux.

À propos, comment est-ce qu’un titre Tonikom prend forme ? Tu commences par un rythme, par un son ?
Le point de départ, c’est que je me laisse aller sans direction particulière, je m’immerge dans les sons et les beats et lorsque quelque chose retient mon attention, je le garde et je le triture pendant un bon moment. Ceci dit, je laisse souvent tomber au bout d’une heure trente, et il m’arrive d’abandonner des titres inachevés sur lesquels je ne reviens plus par la suite. Mais si une nouvelle ligne de basse, une mélodie ou un rythme peuvent venir se greffer là-dessus, alors je repars pour un tour. Il m’arrive parfois de m’enregistrer en train de bricoler, de laisser ça de côté une journée et de réécouter ce que j’étais en train de faire. C’est par exemple ce qui s’est passé pour les parties de piano samplé que j’ai joué à Rostock alors que nous tournions en Europe en 2009, et que tu peux entendre sur les titres Orbit et This is What She Felt de "Found And Lost". Il n’y a pas de schéma directeur unique pour créer un morceau en ce qui me concerne, je suis bien trop dispersée pour ça.

Sur ta page Facebook tu parles avec beaucoup d’enthousiasme de la sortie d’un vinyl de Theologian qui s’appelle "Some Things Have to be Endured", auquel tu as contribué. Tu nous racontes ? Et y a-t-il des chances de voir un vinyle de Tonikom bientôt ?
Leech (Lee M. Bartow -ndlr) est un artiste incroyable qui fait partie de mes amis et qui habite dans le même quartier que moi. Il m’a fait l’honneur de me demander de participer à ce projet qui regroupe beaucoup de femmes talentueuses du monde de la musique expérimentale. J’ai contribué quelques mélodies ainsi que des sons sur le titre Writhing Corpus Landscape. Ce n’est pas vraiment le monde de la musique auquel j’appartiens, et d’être invitée à y participer était plutôt excitant. Et bien sûr il fallait que je le dise à tout le monde via ma page Facebook ! La version vinyl de ce disque sera disponible cette année, et ce sera la première fois que Tonikom apparaîtra sur ce format. Ça fait tellement longtemps que j’ai envie de sortir quelque chose sous le format vinyl, c’est d'ailleurs sur ma liste de choses à faire, mais assez loin derrière beaucoup d’autres points à finaliser en priorité. J’ai cependant récemment discuté à ce sujet avec un ami qui travaille principalement avec des groupes de métal, je lui ai demandé s'il pouvait presser des vinyles par l’entremise de son contact, donc je croise les doigts ! Je vais vraisemblablement demander aux gens ce qu’ils veulent sur ce disque, parce que je ne suis pas sûre moi-même d’arriver à choisir les morceaux qui y figureront !

Avons-nous une chance de te voir tourner en Europe et en France pour le nouvel album à venir ?
Tout est possible, oui ! J’adore l’Europe, et c’est toujours une joie pour moi de pouvoir torturer les gens avec mon horrible Allemand et mon Français qui est encore pire ! J’y ai ajouté quelques années de japonais, donc si je rencontre des touristes, je pourrai également les torturer linguistiquement !

Aujourd’hui, les meilleurs artistes de la scène à laquelle tu appartiens sont soit signés chez Ant-Zen/Hymen ou Tympanik Audio. As-tu des connexions dans les deux camps ?
Chez Ant-Zen/Hymen bien sûr puisque je suis signée chez eux, je connais évidemment quelques artistes là-bas depuis des années maintenant, certains sont même passés à la maison, j’ai tourné avec certains d’entre eux en tant que roadie, j’ai donné des concerts avec d’autres, mais je ne les connais pas tous. En ce qui concerne Tympanik Audio, bien que le label soit comme moi basé aux États-Unis, je le connais moins. Je connais certains de leurs artistes plutôt bien, mais j’admets volontiers que je devrais jeter un œil attentif à la liste complète de leur catalogue. Je sais qu’ils mettent la barre assez haute en ce qui concerne la qualité de leurs productions, donc je pense que je pourrais y adhérer, étant moi-même plutôt perfectionniste.